I

Le pied des arbres est souvent corollé de fleurs sau­vages, celui des champignons entouré d’une cheve­lure dentelée aux mimiques monacales et celui des femmes enrobé de soie et de dentelles. Vêtu de cuir rouge ou étalonné d’aiguilles acérées. Plantées dans le lobe de l’œil, fichées dans la cornée des regards et des désirs.

Celui-là se balance au gré de la jambe, au rythme de la peau, aux piqûres du sourire qui maquille les in­tentions de la diablesse. Posée sur le tabouret léo­pard, image venue des passés hollywoodiens. Ah ! Ces bois sacrés et vénérés de perte et de glissades inattendues. Elle observe la salle et les clients. Sa robe frôlée de petits gestes de la main. Ses ongles vernis rubis et carmin.

Alors Anad toujours en quête du Graal ? Méfiez-vous, ce Graal-là est grisé comme le glas et la légè­reté du genou cache souvent la dureté de la geôle.
Bonjour commissaire, vous vous lancez dans les proverbes chinois ?
Il faut vivre avec son temps.
Délocaliser les références ?
Pourquoi pas.
Fée ou sorcière ?
Lorelei qui sinue les synapses et sape les pensées.

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Elle est belle, très belle.
Mon Dieu vous ne changerez donc jamais. Et vos équipières ?
Vos louves Vaglou et vos adeptes sec­tuelles ?
En goguette.
Goguette ?
Oui elles ont pris du champ.
Ah un ready-made.
Non un repli stratégique. Il semble que d’autres groupes souhaitent les faire disparaître. J’ai préféré les voir s’éclipser pour un temps. Refuser la guerre est une manière de la gagner.
Sun Tsu ?
Non, Gérard.
Alors vous êtes seul ?
Tristement seul.
Et vous en êtes réduit à lorgner les pieds de femmes aux mœurs douteuses et aux avances singulières.
Réduit ? Je ne voyais pas les choses sous cet angle. Et puis qui n’avance pas recule. Par ailleurs il me reste le chien.
Ah oui, le chien. Comment va-t-il ?
Égal à lui-même, canin et cynique.
C’est un pléonasme, non ?
Pas vraiment. Il y a une différence majeure entre le désir de chair et l’incarnation du dépit.

Les talons se posent et la silhouette se dresse. Elle mesure au moins un mètre quatre-vingt. Plus douze.
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Anad Ecmo et l’Aigle de Jéricho
JChristophe DELMEULE
Finement ligamentée de tresses musculaires. Musi­calement mouvementées. Quel dictionnaire pourrait appréhender cet indéfinissable du genou, de la cuisse, de l’échange enroulé de tortures pinéales ?

Ce jeu de tresses et de plaques tectoniques. Il y a cette croûte qui masque les laves mais qui est vite débordée par les mouvements de l’âtre. Comment faire confiance à la surface fine et fragile ? Si fine et si fragile. Où va le gouffre ?

Que faites-vous ?
Je la suis.
Pour vous ou pour un client ?
Quelle différence ? Mais une fois de plus j’objecterai le secret professionnel.
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II

Les villes la nuit sont étanches à l’inconnu et font circuler les rêves dans les parcs clos de l’errance. Un verre, deux, trois, une arithmétique amnésique qui n’inscrira dans le matin que la menace d’une douleur cérébrale.

Pas de souvenirs, c’est peut-être cela qui est recherché. Un effacement, un gommage des actes qui ont été accomplis et de ceux surtout qui ne l’ont pas été.

Combien de noctambules piégés par des culpabilités qu’ils ne pouvaient plus nier. Vos empreintes, votre voiture, vos cris embués dans les ruelles obscures, cette violence sans contour, votre ADN. La cire de vos oreilles, l’onctuosité de vos crachats.

Mais elle, je ne l’ai  pas oubliée je ne l’oublierai ja­mais, elle est inscrite en filigrane dans le billet doux des humeurs. Allongée sur ma paume elle ensorcelle mes rires et pianote des aiguilles de sel en tatouage du vice. Mais mais mais…

J’entends des coups sourds à la porte.
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Et voler en éclat la vitre du salon. Le chien est assis devant la cheminée éteinte et chantonne.
One more time one more time. C’est une manie hu­maine de briser les vitres plutôt que de passer par la porte ?
L’ellipse est une figure du soleil quand il ne s’est pas couché de la nuit.
C’est une réponse ?
Oui.

Le commissaire se tient devant moi, accompagné de deux flics inconnus, l’un grand l’autre gros. L’un et l’autre affreusement laids.

Debout, on vous embarque.
Sur la mer ?
Fini les cajoleries, les tendresses défaillantes, les al­liances contre nature. Chacun reprend sa place. Nous sommes les policiers, vous êtes le coupable.
Je ne suis pas coupable je suis détective.
Ce n’est pas incompatible.
Oui mais ma place est ici celle que vous lui désignez et pas celle qui m’est attribuée.
Par qui ?
Par celui qui tire les ficelles.
Je ne comprends rien. Où est-elle ?
Qui ?
La bombe d’hier soir.
Je ne sais pas. Je tâte. Elle n’y est plus. C’est froid. Je lui dis, c’est froid.
Drôle d’humour. Vous plaisanterez moins devant les faits.
Si vous me demandez où elle est c’est que vous n’y êtes pas.
Emmenez-le sinon je vais le tuer.
Ah vous voyez, les instincts reprennent le dessus. Frappez-le.
 
Anad Ecmo et l’Aigle de Jéricho
JChristophe DELMEULE
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III

Pourquoi faut-il toujours être battu en prison ? Est-ce une coutume un ressentiment une méthode ? Est-ce cela que l’on apprend dans les écoles de police ?

J’attends que ma lèvre arrête de saigner, que mon front cesse de flamboyer ses rythmes tambour et que le reste de mon corps réussisse à conjuguer ration­nellement le froid qui envahit mon dos et la fièvre qui exacerbe mon ventre.

Ils m’ont demandé : Congas ou Djembé. C’est quoi la différence ?
L’un est rapide, tout est dans l’accéléré des pres­sions, l’autre plus profond, plus ténébreux.
Je n’aime pas la musique africaine.
Menteur, vous avez une collection de disques qui ferait pâlir un directeur de Major.
Lui les produit, moi je les achète, chacun son rôle. Ça ne veut pas dire que je les écoute et encore moins que je les apprécie.

Autre forme d’amnésie. Je préfère celle qui me vient des distilleries écossaises. (1)
Mais ils ne partagent pas mes goûts.

Ils exhibent une photo. Toute d’ombres et de lumiè­res, de jeux déclinants à faire rougir le sunset de Rome ou les aurores boréales. Je vois Michel-Ange ranger ses pinceaux et ses brosses d’un air dégoûté. Que dire devant ces formes, ces creux, ces lignes ?

Tu la reconnais ?
Vous l’avez retrouvée ?
Tu la reconnais ?
Vous l’avez retrouvée ? J’ai le sens de la formule répétitive. Eux font dans l’obstination abusive, mas­sivement assénée.
Tu la reconnais ?
Eh bien oui. Surtout cette petite tache légèrement brunie.
Ah il avoue.
J’avoue ? Le meurtre ? Quel meurtre ?
Celui que tu as perpétré contre cette femme aux che­veux splendides, à la silhouette de feu et au regard de braise.


1) L’auteur, en proie à des doutes de plus en plus fréquents, liés à l’impossibilité d’acheter du whisky de qualité et de posséder un carrosse rapide ( wiski) est prêt à négocier l’emploi de noms de marque dans ses livres. Il suffit d’écrire à l’adresse suivante : anadecmo@wanadoo.fr.
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Avec un tel vocabulaire vous feriez un bon coupable.  
Oui mais tu as préféré te charger toi-même du tra­vail.
Ce n’était pas un travail.
Et eux goguenards de s’autoféliciter : il avoue.
Mais non, je viens seulement de me souvenir que je l’avais vue nue.
Nous aussi.
Moi vivante.
C’est une faute de grammaire.
Non un rappel délicieux.
Quand ?
Hier.
Où ?
Chez elle,
Où ?
Elle ne m’a pas donné son adresse. Simplement conduit, les yeux bandés, puis offert le plus beau strip-tease de ma vie, les yeux libérés, pour laisser à d’autres lieux le plaisir de l’expressivité.
Aucun respect pour les morts. C’est vrai qu’il les collectionne.
Je veux rentrer chez moi.
Jamais. Tu seras pendu.
Pendu ? La peine de mort n’existe plus.
Officiellement. Mais tu as heurté sa religion. Eh oui, de plein fouet.
Mais comment savez-vous qu’elle est morte puisque vous n’avez qu’une photo ?
Non, une carte postale aussi ; qui te dénonce.
Vous avez retrouvé son corps ?
Frappez-le.
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IV

Le rire des fantômes est toujours recouvert de ce cristallin métallique qui fait dévier les ombres et pleurer les châteaux. Surtout en Écosse. Là où la mer surgit du froid dans des esquives recourbées et des pliures végétales.

Quand à minuit les Gospels enva­hissent les écrans et que les maris abreuvés sombrent dans les tapis. Quand les rangées d’orme cèdent la place à ces solitaires abandonnés qui sont soudain trop nombreux pour accéder aux toilettes du pub.

Un bateau écume le port et j’ai compris que le monstre de l’eau vivait en lagunes désertes. Il criait, le bougre, pas le monstre, mais le vieillard absent à lui-même qui avait retrouvé le corps.

Elle était nue et quasi congelée. Mais elle portait autour du cou un collier de diamants bleus et un camée scintillant qui indiquait l’heure en langue que­chua.

Et quand il avait voulu s’en emparer une voie sortie droit d’un iPod shuffle lui a récité trois soura­tes deux versets et un hymne mohican. Puis lui a donné mon adresse et mon numéro de téléphone.
Comment a-t-il réussi à me joindre en France, à for­muler en anglais un message cohérent et à me faire part de ses frayeurs ? Je ne le saurai sans doute ja­mais. Il faut ajouter de l’opacité à l’opacité pour mieux libérer les rayons lumineux.

Je venais d’être relâché par la police française, je de­vais désormais frayer comme saumon en rivières tumultueuses et franchir les barrages de l’Écossaise.

Comment approcher une femme que l’on a vue qu’une seule fois et encore dans la pénombre des élans érotiques ?
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V

Libéré mais pas libre. Tracassé par cette vision de l’absence. Pourquoi avoir envoyé une photo d’elle à la police, avoir tenté de m’accuser, alors que rien ne me reliait à son passé ? Et pourquoi m’a-t-elle choisi, pour ses ébats nocturnes et ses enregis­trements sur un MP3 ?

Le chien s’est lancé dans l’art. Il collectionne les objets insolites qu’il découvre sur la plage.

Il y a bien sûr les attendus : le coquillage, la pierre, le morceau de goudron, la chaussure, la bouteille de vodka, la goupille de grenade, la palme, le tuba, les hameçons, l’oiseau mort, le poème d’amour en chinois, la revue pornographique, les photos d’une baleine bleue, le morceau de bout ( prononcer boute), la proue d’un navire, la sirène de feu, le lacet du maître, la laisse du caniche, l’angle obtus des fa­laises, le nez de Cléopâtre et le fameux message de détresse.

Du tout-venant venu d’ailleurs. Du ferry ou de l’avion, du nageur solitaire ou du pécheur impé­nitent.

Mais aussi, curieusement, dans un entrelacement du choc et des ondes, le collier de diamants qu’elle portait le jour de notre soir et le briquet
d’argent qu’elle avait utilisé pour mettre le feu aux miettes de mon existence.

Elle m’avait dit : je serai le mistral de tes braises, le souffle parjure des cendres dénudées, l’étincelle de tes silences. J’avais trouvé cela très beau.

Elle avait entrouvert des lèvres de jade et la tempête s’est dé­chaînée. Ensuite, vous le savez, disparue dans l’aube des petits matins froids et tristement nostalgi­ques.

Mais là, ces indices, ces signes, ces appels au se­cours ou ces exigences de justice. Si près de chez moi, à deux pas des flots gris.
La trompette assourdissante d’un bateau vêtu d’une cuirasse japonaise m’a réveillé de ce songe.

Dis-moi, le chien, tu ne trouves pas un peu bizarre de découvrir ces objets dans le sable ? Pourquoi pas directement dans la maison ?
Avec toi rien n’est bizarre sauf ce qui ne l’est pas. Elle n’a peut-être pas eu le temps d’arriver jusqu’ici. Observe bien les signes et tu trouveras la langue. Il lèche sa patte, fier de ses aphorismes ésotériques.

La diablesse aimait les diamants. Offrande d’un prince saoudien ou déférence d’un acteur en veine d’hommage ? Vénale ou sentimentale ?
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VI

L’enveloppe est majestueusement décorée. Un cala­mar géant offre son cornet aux épanchements lubri­ques de deux petites crevettes dorées comme des museaux de castor en automne.

Une petite phrase surplombe le reste du paysage, je suis le vide du plein et le plein de l’absence.

Le chien susurre entre ses dents : finalement l’intérieur n’est que l’illusion de l’apparence. Le blanc de son aspect n’est que l’effacement du signe de l’évidence.
Tu devrais cesser la fréquentation des taoïstes.

Rien à voir avec l’empire du Milieu. Une réminis­cence pascalienne. Ouvre l’enveloppe. Je l’ouvre. Rien.

Prêt à la jeter j’évoque le geste emphatique du lancer d’objet dans la poubelle d’inox. Quand la voix du chien stoppe mon élan. Arrête !
Pourquoi ?
D'un côté, tu te prives de la face A qui pourrait révé­ler ses secrets ultérieurs, de l’autre tu nies à la face B le droit de dénuder ses enfouissements. Regarde.
Il pulvérise l’eau de fleur d’oranger que nous tenons à notre disposition pour épater les visiteuses impré­vues. L’eau de fleur d’oranger c’est l’haleine fraîche des habitations. Agacements. J’ai le déployé des cui­siniers parcimonieux. Agacements. Juste deux ou trois gouttes. Révélation.

Une forme oblongue tisse ses traits sur la page blan­che. Un demi-cercle, un arrondi intempestif, une li­puale destinée, un arc tendu vers l’interprète. Que vois-tu ?

L’ombre de l’ombre. En relief. Les strates musicales de l’extension, le déchirement des palpitations. Un corps, un corps féminin, toujours ce rebondissement des alluvions.

Le chien prend la pose idoine. Il s’assied. Là, tu res­sembles enfin à tes congénères.

Et toi à un humain préantique, une espèce protohistorique, un cryptodégénéré.
Pardonne l’expression, mais j’en suis sur l’arrière-train. Je te montre l’effigie de la parure, la déliques­cence de la passion, le masque de la possession, et toi, toi, tu ne vois que ce que tes yeux veulent voir. Pourquoi n’es-tu pas aveugle, ou plus exactement pourquoi es-tu aveugle ?
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Mais cette forme je la reconnaissais. Je l’avais jadis tendrement fréquentée pendant les heures chaudes des persuasions. De cuir gainé, de peau dégainée.
De grain peaufiné, de prismes envisagés sous toutes les coutures déstructurées. Je pars.
Où ?
À Venise, là où je l’ai jadis dévoilée.
Pour Casanover mes refoulements.
 
VII

J’ai roulé toute la nuit. Entre les branches satiriques d’un écho dévergondé. Quand devant mes yeux cou­rent les sylphides de nos prairies. Résurgences mi­nutieuses, polaroïds des enchevêtrements. Je les re­voyais.

À minuit les fées dansaient sur l’onde des herbes folles. Leurs hanches débridées impulsaient aux nua­ges des secousses exaspérées, faisaient vibrer les écoutilles de la folie, quand nous étions enfin autori­sés à regarder les poèmes mystérieux de leurs choré­graphies.

Elles se donnaient en spectacle les jours de pleine lune, lorsque le temps était suffisamment cou­vert mais pas trop.

Les spectateurs n’étaient pas censés savoir qui elles étaient. Mais par inadvertance j’avais reconnu la démarche gracile de l’une d’entre elles, dans une galerie marchande.

Un léger tracé sinueux de la che­ville. J’avais l’œil. Et quand je l’ai abordée, elle ne m’a pas repoussé, n’a même pas pris la peine de nier.
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Elle devait avoir vingt ans, dépassait toutes les espé­rances d’un regard en fièvre, faisait déraper sur ses courbes les tentatives de maîtrise et d’équilibre.

Ou l’on plongeait en apnée pour explorer les profon­deurs de sa beauté ou l’on rentrait chez soi, penaud et déçu. J’ai plongé. J’y ai pris goût. J’ai replongé, dans une addiction définitive et ludique.

Mourir à chaque instant de ces émois palpitants. Ce qui ne m’a jamais empêché d’assister aux ballets des envoûteuses.

J’aimais positionner les tracés de ses fusions dans le cadre bucolique des filins naturellement enlacés sur la crête des falaises. Puis la morale s’en est mêlée. Leur groupe a dû se dissoudre comme sel ou sucre dans l’eau tiède.

Quant à elle, elle est partie vivre en Arizona chez un éleveur de serpents qui cultivait les fleurs de cactus pour en extraire un élixir de jouvence.

Je l’avais per­due de vue, même si l’odeur mâtine des sucres d’orge qui exhalaient leurs damnations charnelles n’a pas cessé d’enflammer mes prunelles. Que venait donc faire sa silhouette sur cette enveloppe aussi étrange qu’incompréhensible ?
Venise s’est réveillée dans le brouillard humide de mes souvenirs. Le temps de placer la voiture dans un des garages qui bornent la ville, de sauter dans le premier vaporetto venu et de dénicher un hôtel dis­cret. Puis dormir et rêver. Encore et toujours de nos anciennes félicités.

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VIII

Le frémissement des eaux ressemble aux tremble­ments des soutes, aux contractions de la lave en co­lère, quand les crachats du feu ont l’épine dorsale endiablée, que la secousse sismique fait gronder le gouffre et que l’abîme des océans fait sombrer la ville de Marco Polo dans les abysses de la ven­geance.

Dômes érigés sur le cœur des ensablements, provo­cations festives des cortèges enrôlés dans les ar­mées du crime, suicides artistiques sur inondation d’opéras. Vivaldi dans ses songes et ses détours, mais aussi le lent délitement des liens et l’effondrement maritime.

Neptune a craché son ve­nin, vieux reptile sournois des sabirs intempestifs. Il hurle comme son avatar grec jadis devant Ulysse, il plonge son échine dans les eaux écarlates du rio.

Et moi je déambule en Touareg bleu, le visage en­foui sous le chèche, les paumes sculptées au henné. Ma cape est dessinée d’un scorpion flamboyant et je porte à mon flan le sabre des fiertés.

Venise est la perle des masques quand ils sourient aux impatien­ces.
Une mélusine m’offre ses lèvres, une colombine virevolte autour de l’homme nomade. Et j’entends soudain au creux de mon oreille l’impertinence sans équivoque de celui que je n’aurais jamais pensé retrouver ici.

Le chameau chamaille les chinoiseries chamarrées.
Le flic !
Comment m’avez-vous reconnu ?
À votre air désarçonné, ce qui pour un méhari n’est pas du meilleur effet. Ou bien à votre regard de vieux vicieux. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui observe les femmes avec une telle insistance. Et comme vous êtes protégé par le déguisement vous en profitez pleinement. Si elles ne se sentent pas dénu­dées c’est qu’elles sont de pierre.

D’abord ce n’est pas un déguisement mais un cos­tume saharien et le carnaval a toujours été ce mo­ment intense de brièveté sagace, où les relations se tissent de l’anonymat.

Il sourit. J’ai une morte pour vous. Un cadeau inat­tendu. Ça vous intéresse ?

Je le suis. Dans une ruelle, un boyau, une cour, une entrée à la Pieter de Hooch, un patio multicolore, un escalier, un couloir lam­brissé, et tout à coup, une pièce immense et vide. Sauf le catafalque doré sur lequel repose un ange.
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C’est une gisante qui devrait vous plaire. Il soulève le drap de velours. Elle est nue. Innocente. Mais morte. Définitivement morte. Vous la connaissez ?
Non. Pas elle, mais par contre son collier, oui.
De diamant. Exactement le même que celui que portait mon interlocutrice d’un soir.
Une affaire de collier ? Et regardez ceci.

Il soulève délicatement le sein gauche de la belle endormie et désigne un aigle tatoué.
L’aigle, oui, me semble familier.
IX

Le Mardi gras jette ses feux et ses atours sur les vi­tres illuminées du café Florian, les parois du palais Grassi et la surface opaque du grand canal. Je n’aime pas les carnavals. Et je ne suis venu ici que pour me cacher.

Mais je dois être visible comme le groin d’un singe bleu en hiver dans les jardins désolés et enneigés de l’arrière-pays ardéchois. Je suis le furoncle du tra­vestissement et le nez explosé des ivrognes d’Anchorage, ceux qui ressemblent aux flammes envahissantes des raffineries portuaires.

Car non seulement le commissaire m’a reconnu dans la foule mais j’ai trouvé sur la table de nuit de la chambre de mon hôtel une carte magnifiquement décorée, représentant un rapace de la plus belle es­pèce qui scrute l’immensité du désert en maintenant sous sa serre le cou blanc et virginal d’une louve au pelage argenté. Avec cette simple phrase.

Ce soir, vingt-deux heures, via della Fortuna.
Pas de numéro, pas d’indication, pas de plan.
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X

La via della  Fortuna est une ruelle isolée, en marge des turpitudes et des effervescences délurées.

J’attendais les cris, les chants, les musiques déchaî­nées. Mais ici le silence règne en maître.

Une lampe éclaire l’entrée d’une maison bourgeoise. J’avance pas à pas, méfiant mais attiré par le suspens pendu au-dessus du vide de l’inconnu.

Une porte entrebâillée, un escalier de marbre, des statues officiantes, un couloir drapé de velours, et derrière les tapisseries une salle immense peuplée de chevaliers cuirassés. Aucun ne bouge et pour cause.

Des cierges monstrueux sont plantés sur des pré­sentoirs disproportionnés et leurs flammes effleurent les plafonds peints de scènes érotiques.

Mais il s’agit d’une chaîne : un homme déguisé en Minotaure fait l’amour à une femme aux seins diaboliques, laquelle prend en bouche un sexe masculin qui appartient à un géant qui curieusement possède un second mem­bre, placé au creux de ses fesses, lequel sodomise un homme déguisé en Minotaure qui fait l’amour…

Une voix douce et suave monte dans la pénombre, vous aimez ?
Beaucoup, mais le géant ? Un trucage ?
Non, une anomalie.

La voix appartient à une fée au visage masqué. De ces masques de peste. Mais le reste du corps est nu. La fée est une femme. Apparemment jeune, mais qui sait ? D’artifice en artifice, j’ai peur de ces feux de l’illusion.

Suivez-moi. J’obtempère. Deux fesses magiciennes. Elle utilise un crayon laser pour pointer un endroit incongru du plafond. Une dalle glisse sous nos pieds. Je m’attends à tomber dans la gueule d’un crocodile. J’ai un mouvement de recul qu’elle perçoit. Vous avez peur ?
Je n’aime pas les crocodiles.
Ah, les crocodiles. C’est pour plus tard. Descendons.

Une fontaine d’eau rose coule le long des murs, chantant ses suggestions alambiquées. Des reflets lumineux exposent des photos abstraites, où les cubes et les sphères diffractent le mystère du mouve­ment éternel.

Un escalier de marbre tourne sur son axe sans que nous ayons à faire le moindre geste. Ascenseur silencieux qui plonge dans les profon­deurs de la ville.
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Puis elle caresse un crapaud d’améthyste mexicain sous le menton, ce qui a pour effet de déclencher son rire et le battant massif d’une porte gravée d’armoiries maléfiques. Vous aimez l’améthyste ?
Pas vraiment, je n’apprécie pas spécialement l’eau dans le vin.
Vous verrez, ceux que vous allez rencontrer n’ont pas l’habitude de couper les choses. Je ne sais pas pourquoi sa réflexion me fait froid dans le dos.
XI

Les tunnels sont des artères ensevelies qui creusent les peurs et affinent l’espace. Flèche de pierres et de ciment, tube de verre ou de granit, ils sont une of­fense à la tranquillité des enfers. Mais aussi l’ultime défi à la partition des lieux. Je suis claustrophobe mais curieux.

J’aurais rêvé posséder mille yeux pour mille regards, et profiter de la gracilité de mon hôtesse tout en ad­mirant les détails insolites des murs et des parois.

Une lézarde qui transpire, un relief au faciès d’épouvante, une aspérité machiavélique. Nous sommes sous le Grand Canal, précise-t-elle. Puis me donne le nom des rues et des palais qui surplombent nos têtes.

Comme si nous grattions sous l’apparence des im­meubles et des édifices. Pour déboucher sur un gymnase dans lequel s’entraînent une centaine d’athlètes, toutes plus pul­peuses les unes que les autres, magnifiquement structurées, méphistophéli-quement envoûtantes.        

Je vois les corps se plier et se déplier, les muscles se tendre et se détendre, les bras et jambes chorégra­phier les volumes apostrophés par mon admiration. Puis, soudain, de manière inattendue, rompant le charme,
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fracturant le récit en éclats douloureux, ce claquement sec de mains euphoriques. Et là, l’immobilité et le calme. Un autre claquement, et cha­cune de se placer sur le pourtour d’un cercle qui leur est visiblement dédié.

Je réalise que je suis au centre du cercle et qu’elles me regardent avec violence, comme si j’avais trans­gressé une règle absolue. Je veux présenter mes ex­cuses.

Elles me lapident du regard. Fixement. Comme des guerrières dressées à attaquer. J’aurais dû faire un testament, léguer au chien mes inaptitu­des. Trop tard.

Vous savez, je ne suis qu’un détective de province. Presque régional. Sournoisement vernaculaire.

Toutes éclatent de rire.

Mais au sens propre. Pulvérisées, réduites en pous­sière, ne laissant dans la pièce que la fragrance de leur disparition. Un nuage de particules qui emplit les poumons et fait chavirer les têtes. Je m’évanouis.
XII

La cage est mitoyenne. Pas même le plaisir d’accéder à l’enfermement individuel. Mon voisin est un être étrange, immense, velu, dont le corps ex­posé me renvoie à ma propre nudité. Il éructe un peu, grogne beaucoup, dort souvent. Puis lance ses bras à travers les barreaux. En hurlant avec des yeux rougis de folie. Câlin ! Câlin ! Mais je n’ai pas l’âme affec­tueuse.

Je souffre d’un mal de crâne qui ressemble à une couronne d’acier trop serrée. Alors je me tasse au fond de ma cellule. Plus tard peut-être.

C’est trop compliqué. Câlin ! Câlin ! Ses ongles incarnés et jau­nis frôlent mon visage, ses dents bavent, ses muscles tressaillent. La circonférence de son cou correspond à celle de ma taille.

Je ne suis pas comestible. Câlin ! Câlin ! C’est peut-être un doux, un de ces monstres pacifiques mal aimés par ses parents ou maltraités par ses maîtres. Mais soudain, ses pupilles se renversent, il tremble de la tête aux pieds et se recroqueville. Un dompteur de cirque et une femme en treillis avancent vers nous.

Alors mes gaillards prêts pour le combat ?
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Le dompteur fait claquer son fouet, sa compagne nous photographie.
C’est vrai qu’il vaut mieux les immortaliser quand ils sont encore entiers.

Mon partenaire de palier est toujours immobile. Je ne risque pas grand-chose à m’affronter à ce mutant. Mais le dompteur lui jette une pilule de la taille d’une orange. Le géant l’avale et se met à courir comme un possédé en criant à me faire éclater les tympans, viande ! Viande ! Viande !
Et les câlins ?
Viande ! Viande !

Nos gardiens nous quittent non sans nous annoncer l’heure du spectacle et déposer nos uniformes res­pectifs sur le tabouret en bois qui dort dans le coin ouest de la pièce.

Câlin ?
Viande !

XIII

Les rétiaires sont comme des taureaux élevés pour la corrida. Au mieux ils finissent leurs ébats sur la piste assoiffée de meurtres et de sang. Au pire en saucisson camarguais.

Piètre désillusion pour des animaux vifs et fiers, qui ne font que servir ou desservir les lâche­tés abusives de conquistadors de papier. Il ne suffit pas d’être campé sur un cheval, fut-il persan, pour être un chevalier ou un combattant des frontières.

Je transpire sous les narines, je griffe le sol de ma geôle, je piaffe dans mon enclos.

Mon compagnon de mort va mieux, il a entamé son refrain préféré. Câlin ! Câlin ! Je respire, mais très peu.

Car si je pré­fère être le consolateur de ses effrois plutôt que le gibier de son repas il me reste malgré tout une légère appréhension de finir broyer sous ses marques d’affection.

Il faut que je lui trouve une parte­naire digne de ses excès et de ses gigantismes.
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Nos habits de parade ne sont pas si laids. Pour lui, un masque d’ours blanc et un cache-sexe d’iguane. Des sandales de centurions et une lance de bronze. Pour moi, un tutu rose et des ballerines à crampons.

Nous porterons tous les deux un collier électronique. Sans doute pour nous retrouver en cas de défaillance céré­brale et de volonté échappatoire.

Mais la porte s’ouvre sur une hétaïre aussi nue qu’un verset de vérité dans la bouche d’un prophète érémi­tique et ascète.

Elle porte un masque de papier mâ­ché digne de la commedia dell'arte. Pestiférée des magies illusoires, souple diablesse des désirs meur­triers, veuve noire de la nuit.

Elle danse. Sans m’accorder le moindre regard. Ou plutôt le moindre alignement du visage invisible. Je la reconnais à son port poitrinaire, soudain exhibée dans la luxuriance des jardins de Babylone.

Elle virevolte sur l’ongle des acharnements et entre­prend de conquérir notre phénoménal plantigrade. Qui l’observe d’un œil légèrement concupiscent, prouvant ainsi qu’il n’est pas aussi absent en ses sen­sations qu’il y paraissait au premier abord. Cache­rait-il son jeu ?
À la réaction progressive, mais non négligeable de son pénis, l’hypothèse ne semble pas dénuée de tout fondement.

Elle glisse, tournoie, caresse les barreaux, ondule et sinue en provocation excessive. Lui se tait. Moi, je me consacre à la simple observation du phénomène. Je suis le sociologue des perversions, l’ethnologue impartial des rites et des orgies.

Ce collier qu’elle porte autour du cou est orné d’une clé. Elle l’ôte et la glisse dans la serrure. Minaudant, exhalant, soupirant ses pulsions. Ses seins inondent la clarté des ombres, ses reins déplient le fil des sommets sahéliens.
Elle a visiblement l’intention d’entrer dans la cage.
Murmure, câlin.

J’entends le bruit sec d’une colonne vertébrale qui se rompt. Claquement subit des articulations félines. Et le corps de la danseuse qui s’affaisse et s’effondre.
Il me montre ses dents et sourit tendrement en susur­rant gaiement : viande !
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XIV

La liberté n’est pas qu’une affaire de philosophie. Elle dépend largement du costume. Si le déguise­ment la nourrit de cet effet d’absence, l’accoutrement qui nous caractérise nous désigne au monde entier. Personne ne peut nous reconnaître, mais la honte est malgré tout obsédante.

Lui s’en sort plutôt bien, il arpente la place Saint Marc en arborant cette synthèse improbable du pôle Nord mâtiné de relents mexicains. Le tout sur fond d’antiquité romaine.

Moi, je suis exhibé en petit rat qui jouerait le tournoi de Wimbledon en essayant de ne pas faire valoir ce qui ne vaut pas ici, mais pourrait valoir ailleurs. Cela se nomme bienséance que de savoir ce qu’il faut montrer là où il faut le montrer et de le cacher là où il le faut cacher. J’ai honte.

Mais vite oubliée. Car nous sommes poursuivis. De ruelles en canal. De canal en passerelles. De passe­relles en impasse. Nous sommes faits.
Deux tueurs s’apprêtent à faire leur métier.
Mais,
Ploc…
Ploc…
Deux souffles discrets. Deux détonations silencieu­ses.
Et un crocodile vert dressé sur ses pattes de derrière qui s’écroule en riant.

Ci-Gisèle qui gît en gîtant du gai gazouillis.
Le crocodile souffle sur le canon de son arme comme Paul Meurisse dans le monocle.
Et zou !

Allez, dit-il, je vous emmène chez les sœurs maristes de la sainte Bénédiction. Elles tiennent une école au bout de l’île. Et seront très heureuses de vous de­mander une petite exhibition pour les enfants qu’elles accueillent dans leur école. Après tout, c’est carnaval.
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XV

Les ruelles de Bordeaux ont le parfum alangui des convois fluviaux. De Garonne en Gironde jusqu’aux effluves espagnols. Le souffle d’Arcachon sur les brises atlantiques. Cette douceur enclavée sous les chaleurs viticoles.

Je sens dans la vieille ville toutes les présences lointaines, les Landes ébouriffées, le rugissement de la mer, l’ombre portée du Massif central et des Pyrénées.

Et derrière le visage osten­tatoire des édifices embourgeoisés les mystères de l’obscurité et de la connaissance.

Dans le hall de cet hôtel désuet, sous les effigies fau­ves et les alcôves enfouies, je reconnais le visage du propriétaire des lieux, un ancien républicain qui a fui Franco. Républicain, il l’est toujours, mais il n’a plus à espérer la mort du dictateur.

Catalan échoué en Aquitaine, il laisse tranquillement les jours envahir sa mémoire et pense avec sérénité qu’il va atteindre le centenaire de sa naissance pour goûter aux joies d’un âge à trois chiffres.
Chaque mardi, il ouvre son salon aux émules d’un professeur en ésotérisme, et une dizaine de fidèles viennent abreuver leur superstition aux élans radicaux d’un décryptage des profondeurs de l’inconnu.

Le professeur est là, droit comme un I qui voudrait injurier le ciel et plonger ses racines dans le magma des abîmes insondables, sauf par lui, communicant des mondes inaccessibles.

Il roule la langue comme une marée les galets et prononce, non sans rappeler Dali dans ses meilleures dispositions, fixant les frontières d’un territoire révélé à son délire :

Je suis le sergent des absolus,
le guide des envoûte­ments,
l’officiant des volcans endiablés,
le sentier illuminé des précipices,
suivez-moi et vous com­prendrez,
accompagnez-moi et vous accéderez.

Bel­zébuth est mon goal,
Méphisto mon frère de lait,
Balcar mon jumeau siamois.

Arrachez-le de vos doutes,
plongez dans mes objurgations,
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videz-vous de vos certitudes stupides.

Je suis l’âtre des inspirations,
le gardien des insom­nies des Dieux.

Fermez les yeux,
renoncez à vos croyances et voyez,
voyez ce qu’il faut voir quand la vérité se révèle à vous.

Il est là, ils sont là,
ouvrez les bras de l’océan,
en­fourchez les chevaux du stigmate,
hurlez aux hyènes de la totalité.

Bon ça suffit, vous payez en sortant et vous fichez le camp.

Puis leur tourne le dos. Et attend en observant dans le miroir installé au plafond que les participants à la cérémonie s’en aillent. Enfin pivote sur les talons, m’enfourne dans son amitié et murmure.
Ah les cons, ah les cons ! Que puis-je pour toi ?
Je voudrais retrouver l’aigle de Jéricho.
Il se fige, ses yeux deviennent vitreux, sa respiration haletante et crie :

Tout, mais pas ça !
Dégage ! Mais n’oublie pas que l’insensé est un fauve déchaîné sur ton passage. Et qu’il peut te mordre à tout instant.

Entre mon géant abandonné à Murano pour qu’il puisse admirer le musée du verre, le commissaire envolé comme neige pour des cimes alpines et mon professeur catalano-bordelais, je progressais peu.

Alors j’ai erré dans les bars, bu comme un droma­daire désespéré, contaminé mes papilles de crus plus improbables les uns que les autres, insulté une fa­mille trop propre à mon dégoût, et sombré sur le banc de la cathédrale Saint-André où le chœur de la chapelle royale avait décidé de m’achever avec le requiem de Fauré.
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XVI

La migraine des fêtards est à la tête ce que l’écartèlement était au supplicié. J’entends les che­vaux hennir, le fouet claquer, la tension exercée sur chacun de mes membres.

Je vais me disloquer, et les prêtres abusifs jetteront mes morceaux au feu.

Alors je crie.
Pour me réveiller chez moi, dans le canapé du salon, avec une bouillotte sur les pieds et des gla­çons sur le front.

Le chien regarde les flammes dans la cheminée et sans tourner la tête susurre.

Tu avais l’air tellement ridicule que j’ai décidé d’y mettre mon grain de sel, maintenant tu as vraiment l’air d’un égaré valétudinaire.
Où suis-je ?
Ben chez toi. Toi Anad, moi chien. Pour Jane c’est plus difficile. Ta réputation te précède comme le cri du loup dans la bergerie assoupie.
Je croyais qu’il s’agissait de l’ombre de la queue du renard dans le poulailler.
Il y a plusieurs versions. Tiens à propos de poules dans la bergerie, tu as reçu une carte postale d’Amsterdam. C’est original, une péniche sur un ca­nal. Mais bon, avec vous les humains il ne faut pas s’attendre à des miracles. C’était bien Venise ?
Bof.
Des chiennes ? Bof.
Des mortes ?
Quelques-unes.
Belles ?
Magnifiques.
Rien d’autre ?
Si j’ai vu le professeur Kariavolmonte.
Toujours aussi fou ?
Toujours. Montre la carte.

Une vache noire et blanche m’observe d’un œil déli­cieux et délicat.

Elle semble avoir tout compris de la vie.

Une bulle glisse de sa langue :
Ne me donne pas en pâture.

Dis le chien, tu vois les péniches montées sur des pattes ?
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Il prend la carte, la retourne. Non, c’est que je n’avais vu que l’autre face.

Y-a-t-il des vaches à Amsterdam ?
XVII

Anvers (2). Le paradis des containers et des diamantai­res. Le port des immensités capturées. D’une histoire fissurée par trop de rêves et de cruautés. Chaque face est le reflet des lumières de la pureté. Celle qui tra­verse les diamants et fait oublier le calvaire du Congo.

Thomas est bijoutier. Juif. Seul héritier d’une famille décimée. Il aime les pierres précieuses, mais ne veut rien savoir, ni du passé colonial, ni du trafic des diamants du sang. Il a les mains propres. Et quand il observe rapidement à la loupe le collier que je lui ai apporté, il ne peut pas s’empêcher de s’exprimer à voix haute. Pour ces pierres, ce carbone, des milliers de crimes ont été commis.

Je pense toujours aux Oustachis, aux nazis, à l’apartheid, aux oreilles de Léopold. Ton collier est inestimable. Il est composé de diamants trop beaux. Il faut que je te présente des amis. Suis-moi.

Il m’emmène dans un tripot du port. Escalier bran­lant. Rampe désarçonnée. Il hésite un peu. Puis frappe avec sa canne le battant d’une porte épaisse.  

2) Certains pourront se demander : pourquoi Anvers ? Ou pourquoi pas Amsterdam ? C’est que l’une ne va pas sans l’autre.
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Un huis s’ouvre, se ferme. Et l’on entend les cris de joie de ses camarades, comme s’ils ne l’avaient pas vu depuis des années. Ce qui compte me dit-il ce n’est pas depuis quand nous nous sommes vus, mais si nous aurons en­core la chance de nous revoir.
Et comme il n’aime pas la lourdeur des pensées, il éclate de rire.
Et me présente.
Voici Spirit of de Grisogono, Briolette of India, Mouawad Pink, Idols’Eye et Black Star of Africa.
Et vous ? Ah ! moi je suis Incomparable.

Spirit of de Grisogono s’esclaffe. Incomparable, une triolette fancy brownish yellow de 407,48 carats. Et ça c’est le poids taillé. Sinon il pèse beaucoup plus lourd.
Briolette of India me déclare. Ici je travaille, car j’aime au logis.
Mouawad Pink pointe le doigt vers un ciel improbable, c’est là, là-haut, au-delà du cosmos que se nouent et se dénouent les tragédies, les véritables tragédies.

Mais tous d’admirer le collier. Il faut renoncer au superlatif, découvrir un autre vocabulaire, réinventer le langage des pierres !
Bleus, ils sont bleus !

Comme le diamant des rois. Mais là il n’y en avait qu’un. C’est impossible.
Pourtant, j’en ai vu d’autres, il y a au moins trois colliers.
Trois !
Trois.
C’est impossible. Où ?
Sur le sable, au cou d’une amie, puis à celui d’une inconnue.
C’est un gisement.

Laissez-nous le collier, nous allons l’expertiser. Pourriez-vous nous donner les autres ? Hélas non, ils sont aux mains de la police.
Revenez demain avec Incomparable.
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XVIII

Le cri des animaux enfermés découpe dans la nuit des dentelles de solitude, encercle la ville d’une immense clameur venue des immensités conquises. Serpents, tortues, girafes, lions, mille captures pour mille désarrois. Sauf peut-être celui du fantôme de l’obscur, qui précipite ses proies dans les fosses endormies. C’est lui qui m’a surpris dans une ruelle inconnue, frappé à la nuque, et conduit jusqu’au zoo.

J’entends ronfler les tigres qui réveilleront leur faim dans la tendreté de ma chair. Les mains liées dans le dos, on me fait trébucher dans la pénombre. Qui peut tuer un détective mieux que ces bêtes nostalgiques et furieuses ?

On me parle en chinois, ou ce que je crois être du chinois. Je me serais plutôt attendu à du flamand ou de l’anglais. Je me souviens des romans de Peter Cheyney et des angoisses de la brume. Car Anvers est une nappe de brouillard sur le délire des assassins, un épais fog qui délite les formes, un coup de gomme sur la conscience.

Mon fantôme n’est pas seul. Il est accompagné par deux autres formes imprécises qui s’expriment dans une autre langue. J’hésite entre le kpellé et le gbii. Mais je me trompe il s’agit du tajuasohn.
Je l’apprends quand le premier fantôme dit aux deux autres en anglais : Stop speaking tajuasohn !

Je sens l’haleine des fauves et la putridité des reptiles. Alors je laisse mes pensées vagabonder et jouer en souvenir le ballet des corps aimés, la sveltesse des amantes et le parfum embusqué des élans insatiables.

Mourir oui, mais dans le cirque dévolu aux fragrances et aux caresses. Eux m’invectivent et m’injurient, en français. Au moins ils font l’effort polyglotte de m’associer à leurs entretiens. Que veulent-ils ? Que me veulent-ils, ou plus exactement que nous veulent-ils, car je vois une silhouette étendue sur le sol caillouteux des excavations rocheuses.

Et le corps soudain découvert me saute aux yeux. Il s’agit d’Incomparable. Étranglé avec un lacet thaïlandais et étouffé par une poignée de diamants. Bel et bien mort.

Alors ils m’accrochent les pieds et les mains et me suspendent dans le vide de la fosse aux léopards.
Je me balance au gré des vents inhospitaliers, à deux mètres cinquante du sol, imaginant quel petit déjeuner je vais offrir aux félins.

Et dans ma poche j’entends vrombir mon téléphone portable. Puis sonner.
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Je reconnais la sonnerie personnalisée et je sais quelques instants avant de plonger dans les enfers définitifs qui a l’idée amicale, mais saugrenue de  m’appeler à cette heure et en ce lieu.
 
XIX

Toutes les aubes ne se ressemblent pas. Certaines ont la coloration purpurine des sanguinités féroces, d’autres le crayonnage délicieux des ambiances bucoliques, parfois certaines diffractent la pupille quand leurs consœurs jouent des étirements de danseuses étoile. On en vit plus sournoises enrouler leurs pouvoirs autour des nuques aventureuses et naïves et parfois, des anonymes qui chantaient aux oreilles des errants.

Moi je pends. Tel un fruit attaché à son arbre ou un François Villon offert aux corbeaux. Ah, mes frères humains, si de moi pitié aviez…

En fait de frères humains, je vis se pencher sur mon abîme deux employés du zoo, hilares et intrigués, conscients qu’un voleur de mammifères aurait sûrement utilisé une méthode plus discrète et plus efficace. Le rugissement des meurtriers aux griffes déployées me parvenait déjà et moi qui aimais tant la cuisine je me voyais en offrande déchiquetée. La sauce n’y sera pas, mais le saucier, si.

Ils me détachèrent, prouvant que la capitale des Flandres belges n’est pas une arène antique. Mais me délaissèrent en l’état pour que la police anversoise puisse se saisir de l’intrus. Ce qui parut gêner le plus les enquêteurs fut la proximité du cadavre d’Incomparable.
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XX

Celui qui mène le monde est un chorégraphe infantile, un génie fatigué par ses propres extravagances, une boule de folie dans un océan de divagation. Un forcené voyageur, un marin des obsessions. Dans une mer déchaînée, il se promène en barque et quand les eaux sont calmes et sereines il hurle comme un Poséidon sans baleine.

Ah, poisson empoisonné n’est pas prisé par l’épicier.
Commissaire, vous abaissez votre niveau.
Que voulez-vous je m’ensable, je m’envase. Je ne suis que le suiveur de vos effluves. Que vous avez toujours aussi pittoresques. Quoi que vous fissiez.
Fissiez ?
Oui j’ai décidé de remettre la conjugaison au goût du jour.
Du jour ! Vous rigolez, le subjonctif imparfait est à la grammaire ce que l’huile de ricin est à la bonne santé.
Il faut choisir, quand mes allocutions paronomastiques vous semblent approximatives vous critiquez, quand mes usages subjonctivesques vous désarçonnent vous critiquez aussi.
C’est un peu mon rôle.
Votre rôle !  
Dans quelle pièce ?
Et le collier qui gonflait la poche droite de son pantalon.

C’est à moi.
Le corps ?
Non le collier. Il est à moi.
C’est pour le récupérer que vous avez assassiné notre malheureux compatriote.

J’ai compris qu’ils ne me le rendraient pas et qu’Incomparable était devenu un membre historique de leur communauté qui en l’occurrence était devenue une nation.

Toutes les polices du monde sont jumelles. Ce n’est qu’une question de degré.
 
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Gibier de potence aguichant les panthères, pas les panthères, les léopards, enfin peu importe, ces étranges créatures qui n’ont rien à faire sinon que survivre péniblement dans ces contrées improbables pour elles.
Qui peut avoir la mauvaise idée de vous faire dévorer par des êtres innocents ?
Les propriétaires de l’aigle de Jéricho.
De qui ?
De quoi.
Un aigle et pourquoi pas une trompette !
Je savais que vous alliez faire cette mauvaise plaisanterie.

Si je n’aimais pas les mauvaises plaisanteries, il y a longtemps que je me serais désintéressé de vous, de votre chien stupide et des cortèges morbides dont vous ornez notre terre. Pourquoi tant de crimes ?
Pour éviter le réchauffement de la planète.
XXI

Les péniches sont des caïmans d’eau douce, des anacondas mystérieux qui ne montrent que la surface lisse de leur peau. À peine une cabine de pilotage, un scooter ou une voiture de poche. Mais le fleuve n’est pas impassible et le maelström qui se déchaîne n’attend pas la mort des Indiens.

C’est dans le ventre même des embarcations que se trament et se tissent les secrets, enfouis dans la coque, immergés dans la nuit des silences.

Que portent-elles dans l’anonymat des bateliers, pourquoi dorment-elles comme des monstres assoupis qui guettent leur proie. Même domestiqué le canal n’est qu’un membre ramifié, dans l’épaisseur des bayous. Jadis, quand elles étaient halées par des chevaux ou des hommes, elles gardaient le contact avec la force des paysans et des ouvriers.  

L’écluse était ce lieu de la poignée de main, et la péniche n’était que le trait d’union entre deux niveaux d’argile et de glaise.
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Mais aujourd’hui, oubliées et clandestines, abandon-nées par l’impatience fébrile des trépidations et des emportements, qui sont-elles, quelle partie de l’au-delà jouent-elles ?
Le nom de celle sur laquelle je me hisse ferait sourire si le sourire ne risquait pas de devenir une grimace figée sur le visage de l’insolent : L’Intrépide.

Le pont craque, un escalier plonge dans les abysses noirs de l’inconnu. Et une voix forte, vêtue de son accent liégeois me reçoit et m’accueille.
Entrez, entrez, on n’est pas à Ostende, mais il y a quand même de la bière et de la musique. Pour les chevaux de la mer, il faudra attendre que nous croisions un casino.

L’émule de Jean-Roger Caussimon vit maintenant sur l’Escaut, au gré de ses fantaisies ou des missions qu’il remplit pour on ne sait qui. Mais son antre est un palace, de bois vernis, de cuivres étincelants. La mine austère de son bateau ne fait que cacher la richesse qui l’habite.

J’aime le luxe et le confort. Le vin et les femmes. La fréquentation des diamants m’a permis de satisfaire mes penchants quelque peu excessifs. Voulez-vous dîner avec moi ? Il est un peu tôt, mais nous sommes ainsi faits. J’ai du foie gras, de l’oie rôtie aux cerises, quelques fromages français à l’odeur de vertiges, et un Châteauneuf-du-Pape de derrière les fagots dont vous me louerez les merveilles.
Vous voyez je suis l’ermite de la volupté. Vivre retiré oui, mais pas dans la solitude. Que puis-je pour vous ?

Je lui raconte mon histoire, insistant sur les trois colliers. Il est au courant, les amis de Thomas lui ont téléphoné. Il sait aussi que les trois colliers sont perdus sauf pour les forces policières et que personne, pas même le malheureux défunt, n’a eu le temps de les expertiser sérieusement.

Nous buvons. Nous mangeons. Nous rions. Puis nous pleurons. Avant de boire à nouveau. Il me finit au cognac.

Et me donne deux conseils. Avant de s’endormir d’un coup d’un seul, sombrant dans le sommeil du juste ou plutôt dans le marbre de l’alcool. Même quand il ronfle, il a cet accent lyrique dont les Liégeois scandent leur fierté. Ma paupière gauche vibre, mon cerveau se consume, mon estomac proteste comme chaque soir, puis je sombre à mon tour dans les bras de….
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XXII

La bouquiniste est installée sur la place des échalotes, à Lille. Elle me sourit comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Une robe de soie fendue dans le dos, taillée en pointe sur la poitrine. Très courte. Des bottes mauves sur une ceinture lavande. Et deux lèvres gonflées de générosité latente, dessinées par une main experte, la sienne. Qui tient cette échoppe, cette cave emplie de trésors inattendus. Dont cet exemplaire unique du récit de Stevenson. Croisière à l’intérieur des terres.

Alors sous les expériences enthousiastes du jeune Écossais il faut sentir les vrombissements de la dualité des personnages. Se méfier de celui qui peut devenir un double dangereux.

Voilà le premier conseil que m’a donné Maurice de Groendijk. Trouver la perle rare du voyage et réfléchir à ceux qui m’offrent un double visage. Mais qui ?

Douter de mes alliés, du chien, de Miss ? C’est impossible. Le chien serait furieux de savoir que je puisse même imaginer qu’il soit un traître.
Non c’est une autre apparence que je dois déceler. Mais de qui ou de quelle ?
J’ai aussi acheté une carte des réseaux fluviaux de la Belgique et du Nord de la France. Et là, miracle ! Les eaux se croisent et se nouent, donnant naissance à un animal enserré dans leur trame. C’est un aigle. Posé sur le point central de la région. Je sais où me rendre, même si j’ignore qui ou quoi chercher.

C’est à Condé-sur-L’Escaut que je trouverai une piste. Comme au carrefour des illusions et des révélations absolues.

C’est Maurice qui vous envoie ?
J’hésite à répondre.
Ne craignez rien, c’est un vieil ami d’infidélité, enfin quand il était encore marié. Nous nous sommes bien amusés. Et puis je ne résiste pas au Château d'Yquem. Comme moi il fleure bon le rubis. Je dois vous dire que vous êtes la deuxième personne à me demander le texte de Stevenson. Mais finalement, elle ne l’a pas acheté.
La deuxième ? Comment était-elle ?
Une jeune femme à la chevelure soyeuse, aux yeux trop profonds pour être honnêtes, vêtue comme une femme d’affaires, mais dégageant un parfum de scandale. Dangereuse, oui très dangereuse. Elle laisse ses doigts glisser sur la rampe de l’escalier. Et pour tout vous avouer, elle a aussi acheté la carte que vous tenez entre vos mains.
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Je suis tétanisé. Mais pas pour longtemps. Elle décide de fermer sa boutique. Descend le rideau de fer. Et d’un seul geste souple et félin libère le nœud de sa robe qui festoie comme une parure de Cléopâtre.
Vous savez, vous profiterez mieux de ma vérité en la frôlant de vos enquêtes. Je peux deviner votre doigté. Mais avant je veux vous montrer ceci.

Je fixe mon regard sur ses formes extatiques. Mais elle allume un projecteur qui inonde le mur blanc d’une silhouette inattendue.

Je filme tout ce qui se passe dans ma librairie. Voilà, c’est elle, c’est ma cliente. Oui, c’est bien elle. Vous la reconnaissez ?
Absolument.
Cessez de la scruter comme une friandise au chocolat qu’il faudrait dévorer avant qu’elle ne fonde et montrez-vous à la hauteur de vos investigations.

XXIII

La brume qui se lève sur l’Escaut a la beauté des envoûteuses quand elles ont dansé l’héritage endiablé de la Reine de Saba.

Et l’effeuillage de ma bouquiniste aux décors ensoleillés me fait penser que ses rayons surpassent ceux d’une étoile insolente, que ses courbes sont à la mer ce que le PETRUS est à la piquette de certaines contrées du Sud, que ses encerclements ont brûlé les dernières résistances de ma volonté et que si j’étais un autre j’abdiquerais, l’épouserais et ne la quitterais jamais. Mais ni elle ni moi ne sommes voués aux amours ancillaires et pour la protéger de la médiocrité et de la routine je préfère me sacrifier.

D’autant plus que j’ai reconnu cette acheteuse qui visiblement suit la même piste que moi. Ma fée de l’Arizona, mon amante des prairies, mon ensorceleuse insaisissable.

Je la cherchais à Venise. Elle était ici, à deux encablures de mon existence et de mes fièvres. Je la sens, je la hume, je la fleure bon du bout de mes inspirations. Je la guette et la traque. Mais l’espace qui nous sépare a beau être devenu infime, il n’en demeure pas moins infini.
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Elle ne m’a d’ailleurs pas prévenu de sa venue.
Ô ! Où es-tu virginale impatience de mes frondaisons, incarnation des prières, papesse de mes alluvions ?
Ah ! Où enfonces-tu le clou des inquiétudes dans le front des suppliciés ? Réponds-moi, je t’en supplie.

Supplication absolue sape les plis du soupir et subjugue le sujet des souffrances.
Le commissaire ! Encore lui. Pire qu’une sangsue, une tique. Brisées, mes allégeances nostalgiques.
Vous avez vu, je progresse à nouveau, je pourchasse l’allitération croisée, entremêlant les consonnes pour ouvrir aux voyelles un creuset criant de sincérité.
Que faites-vous ici ?
Comme vous, je cherche l’aigle qui mènera aux diamants qui mèneront aux assassins de notre tranquillité.
Tranquillité !
Je parle pour moi, à vous de préférer lubricité.
XXIV

Condé-sur-L'Escaut est une petite ville, mais où trouver ce que je cherche ? Où est le concentré de l’aigle ? Le commissaire semblait avoir des informations, mais il ne me les a pas communiquées. Je préfère me fier à mes intuitions.

Qui dit aigle dit plumes, bec et serres. Trouver un atelier d’écriture, un élevage d’oiseaux, une école de boxe ? Longer le canal ? Et lire sur une affiche. Les Euromédiévales ! Une photo de rapace qui dévisage mes imprécisions, qui pointe sa férocité sur le cou de mes approximations.

Dans la salle où sont exposées les photos, je sais que m’attend ce choc ondulaire de synapses défaillantes, des ventricules désordonnés, des inspirations frénétiques. Et je la vois. Souveraine, impassible, dotée de la violence des accipitridés (3) les plus évolués.

Elle me sourit et murmure.
Sais-tu que l’aigle trompette et glatit ?
Non. Mais toi qu’elle musique sillonne tes veines ?
Le blues. Celui qui mélange la douceur des tristesses et la colère des solitudes. Celui de la nostalgie et de la perte. Tu le sais j’aime me perdre, m’égarer dans des contrées qui ont oublié les frontières et les panneaux indicateurs.

3) http://www.oiseaux.net/oiseaux/accipitrides.html
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Jadis ma paume les avait enveloppées. Mais le temps passe, et la belle était devenue bien venimeuse, comme cette étincelle de feu sous les feuillages de ses prunelles.

Le dresseur de serpent avait dû découvrir en elle un spécimen des plus racés et des plus mortels. Pour moi il se lovait, se pliait en harmonie, jouait de cet écho lascif du brin de folie enroulé autour de mon poignet.

Elle riait, de ses dents affûtées, elle se déplaçait comme un grand carnassier. Combien d’espèces de prédateurs pouvait-elle incarner ?

Es-tu allée à Venise ?
Oui juste après ton passage.
À Anvers ?
Oui, Bordeaux, évidemment.
Maurice ?
Maurice aussi, mais avant toi, j’aurais pu te griller la politesse, mais j’avais trop envie de te revoir.
Pour griller quoi de plus précieux ? Mais je gardai la répartie pour moi. Et maintenant où comptes-tu t’égarer ?
Tu vas trouver cela curieusement approprié, mais il y a un hôtel à quelques kilomètres qui porte le nom subreptice du « diamant bleu ».
 
Je suis comme le fleuve, mais un fleuve sans berges un fleuve qui s’immisce en abandon et coule là où bon lui semble, là où il est persuadé de découvrir dans l’errance le chant immaculé des poésies nomades.

As-tu remarqué ces boucles d’oreille ? Elles reflètent toutes les magies enfouies de la féminité. C’est un prince saoudien qui me les a offertes. Elles sont les copies de celles qui appartenaient à Néfertiti. Elles représentent la reine Hathor, associée à la reine Tiy par le modelé de la perruque, quand elle apparaît sous ses formes humaine et animale dans une barque de papyrus(4).

Mais j’admirais surtout son ensemble composé d’énormes fleurs rouges sur un fond vert. La jupe droite légèrement fendue, la veste serrée à la taille. Elle ne portait ni chemisier ni dessous, et quand elle se penchait vers moi j’entrevoyais les courbes de ses seins, enfouis dans le velouté de mon désir.
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XXV

Vous vous connaissez ?
Non, mais nous avons une amie commune. Enfin presque. Par personne interposée. Et quand je dis personne, je parle d’une de mes congénères. Une Husky aux yeux polaires, à la fourrure de pêche, à l’haleine sulfureuse des grands défis sibériens. Pas facile, mais si fidèle.

Je ne m’attendais pas à trouver le chien en compagnie de celle qui m’a fait entrevoir les beautés de l’Arizona dans les entrechats de son regard, toute présente à nos émois, mais tout aussi sublime dans les évocations de ces paysages coupés aux lames striées du soleil.

Le Navajo qui est aujourd’hui son mari lui a appris la patience du chasseur quand il attend sa proie. Mais elle n’a rien perdu de sa fougue et de son énergie. Curieux concentré de vitalité et d’efficacité.

Quant à son corps, il a joué de l’entrelacement saillant des courbes un peu plus douces et des muscles beaucoup plus tendus. Entre la racine d’un olivier et le dos agile d’un dauphin. Cela donne un fruit, l’olive, un cri, celui des jouissances possessives et orgueilleuses.

Anad ? Anad ?
Elle me surprend au cœur de mon rêve. Le chien, lui, me jette un coup d’œil navré. Laisse-le divaguer, il confond le récit du monde et sa réalité.
Que veux-tu ce n’est qu’un homme, un mâle circonflexé comme un porte-manteau coiffé d’un chapeau usurpé. Mais c’est mon détective personnel, celui avec qui je partage une maison et beaucoup de souvenirs. Quoique chez lui ils devraient s’appeler réminiscences.

Ils discutent comme de vieux compères observant un renard abusé qui s’est fait refiler un camembert hors d’usage par un oiseau à l’âme aussi noire que son pelage. Ou son ramage. Ou son plumage. Je ne sais plus. J’ai toujours mélangé les rôles et les attributs. Qui est cette amie que vous partagez ?

Nouveau chassé-croisé. Haussements d’épaules. Vous avez déjà vu un chien hausser les épaules ? C’est très étonnant. On dirait que sa colonne vertébrale fait descendre un sucre sur une cascade.
Bon dit le chien nous allons être tolérants. Qu’en penses-tu ?
Il la tutoie !
Soyons tolérants, notre limier semble dépassé par les événements. Il s’agit de Miss. Miss ?
Miss.
Où est-elle ?
Ah !, cela, personne ne le sait.
Moi si. Le chien m’en bouche un coin.
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Tu as des nouvelles ?
Moi et toi. Si tu écoutais tes messages, tu le saurais. Quand elle a compris que tu n’avais pas lu le SMS qu’elle t’avait envoyé, elle a préféré me téléphoner. S’éclipser c’est une chose, devenir totalement muette, surtout en cas de danger, en est une autre. Qui est en danger ?
L’humanité entière.
L’humanité entière !
Non, je plaisante, pour ce risque-là il y a déjà plus de gourous que de terriens. Entre mourir noyés ou frigorifiés, nous allons presque avoir le choix.
Qui est en danger ?
Mais toi bien sûr. Et nous sommes obligés de nous mobiliser pour te protéger.
Me protéger ?
Tu es absolument contraint de répéter tout ce que je dis ?
Non.
Alors, écoute-nous, nous avons un plan.
XXVI

Une flaque est une hypothèse improbable. Celle de l’enfermement des verticalités démultipliées dans l’espace du reflet. Celle aussi des contiguïtés diffractées. Ni miroir, ni passage elle est l’inconscient du vide et la peur des horizons.

Y plonger ? La briser ? Elle se déforme, emportant avec elle toutes les représentations du monde. Elle est un visage, un œil, une pupille, un fragment d’immensité dans l’impossibilité d’une image.

Comme un enfant je marche sous les voûtes célestes, comme un enfant je frappe la surface de l’eau pour briser la tentation du gouffre. Rassuré par mes chaussettes mouillées je reviens vers la maison. J’essaie d’expliquer au chien ce que j’ai ressenti. Il me répond, narquois, toujours prêt à décocher une flèche.

Ce n’est pas une flaque, c’est une bâche ou une baïne. De l’une à l’autre, il y a la présence du sel. Mais certains lacs sont salés. Et il ne faut pas oublier les gouilles. Certes, ça n’en fait pas des flaques.

La réunion va commencer.
Il y a le commissaire.
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Notre étoile convertie en éleveuse de serpents.
Une Husky aux yeux bleus. Dirigés comme des faisceaux sur le corniaud.
Une inconnue cernée par mes affolements.
Le chien.
Moi.

Et comme une apparition dans le cortège du merveilleux. Miss. Miss est revenue.
Elle porte des lanières de cuir ajourées sur une dentelle un ton plus pâle, stoppée à mi-cuisse. Des chaussures perchées sur des aiguilles d’acupuncteur.

Quand elle se déplace, on croit entrevoir l’esquisse de sa nudité. Mais si rapidement effacée que seules les radiations innervées de mes concupiscences non contrôlées font vibrer mon échine d’une flagellation exquise.

L’inconnue se présente.
Je suis l’humble servante du groupe nommé « Les louves grises ». Nous sommes nées il y a environ mille ans.
Mais vous avez l’air si jeune !

Le chien me fusille du regard. Elle, par contre, baisse la tête comme si toutes mes interventions étaient légitimes et que j’étais détenteur d’une autorité indiscutable. Elle poursuit.
Nous avons été utilisées dans de nombreux combats contre l’obscurantisme et la folie dominatrice. Aujourd’hui nous sommes menacées par les membres de « l’aigle de Jéricho ». Ils ont décidé de détruire tous ceux qui les gênent. J’ai prévenu Miss et ses amies, puis Léna et les siennes.

Nous savions qu’ils s’approcheraient de vous, elle me désigne, pour tenter de retrouver vos soumises et les exterminer. Mais nous ignorons qui dirige leur mouvement.

Je m’exclame, moi je le sais !

Vous le savez ?
Ah ! Savoir suave sauve les serveurs du sévisse, proclame le commissaire.

Le chien babine un demi-sourire pour sa partenaire de séduction, mi-cabot, mi-sceptique.
Enfin quand je dis que je le sais, je ne le sais pas vraiment, mais je sais par contre qu’il faut se méfier des Janus, des monstres à deux têtes, des faux amis qui nous trahissent. Tous et toutes me dissèquent de leur étonnement et de leur dubitation.

Qu’importe ! Je sens la piste et les traces que je flaire m’emmèneront sur les routes de la réussite.
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Tu deviens lyrique me dit le corniaud.
Toujours aussi cinglé lui rétorque le policier. Je suggère à notre nouvelle comparse de nous donner son prénom,

Malibestadone me répond-elle, et de nous faire partager la connaissance des indices qu’elle détiendrait. Il n’y en a que deux. Le seul qui connaît bien les aigles de Jéricho est le professeur Kariavolmonte et il est prévu qu’un rassemblement ait lieu à Amsterdam.
Comment le savez-vous ?
Nous avions une espionne infiltrée, mais ils l’ont assassinée.
En Écosse ?
En Écosse.
XXVII

Les couleurs de l’aube jouent au cerceau de l’envie. Elles tournoient sur la pupille du passant, s’acharnent sur l’iris désabusé de celui qui n’a pas dormi de la nuit, et provoquent cette accélération espiègle qui vrille en cerveau et fait chavirer les angles. Je suis affolé par ce malaise des instabilités géométriques. Bordeaux m’attendait de pied ferme et moi j’ai vacillé sur son socle.

Mais l’hôtel est toujours là. Enfin, là. Oui, mais vide. Plus de confusion révolutionnaire, d’arrogance magistrale, de démonstration abyssale.
Ni réceptionniste, ni professeur en démonologie. Plus de meubles, plus de tableaux, plus de volutes républicaines. Franco est bien mort, qui fait de ses opposants des fantômes de l’absence.

Ma main plonge sous le comptoir de l’entrée. Et trouve comme en relique la bouteille de ce whisky incomparable, légèrement doré, magnifiquement sournois.

Alors j’entends. J’entends le miaulement plaintif d’un chat et le ronronnement d’un ventilateur. J’entends aussi les cornes de brume et le chant du déchirement. La guitare d’un exilé et le flamboiement des élans vocaux. Tous réunis dans une pièce traversée par les rayons d’un soleil trop blanc qui déchirent les volets trop sombres.
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C’est un homme qui fait courir ses doigts sur les arpèges du désespoir, c’est un chat blanc qui pleure ses litanies, c’est aussi un revolver pointé sur ma poitrine. Et qui crache le venin des atteintes définitives.
Je crois mourir, mais je ne meurs pas.

Et merde dit le professeur j’avais oublié que j’avais mis des balles à blanc. Tu vois je suis fauché je n’ai plus les moyens d’acheter de vraies balles. Alors je maintiens l’illusion j’en mets de fausses. Pour le bruit, pour la lumière, pour l’odeur. Je continue à croire que ma bataille n’est pas vaine même si je suis un salaud. Mais un tout petit salaud. Regarde ce chanteur aveugle, ce chat sourd. Écoute les arrachements de l’inutile, goûte-moi cette liqueur des visions.

Je reconnais son numéro, mais je ne m’y laisse plus prendre.
Qui es-tu, intercesseur de mes deux, pour qui travailles-tu ?
Ah, être ou ne pas être, peut-on résoudre l’aporie par la dialectique ?
Et mon poing en travers de tes lèvres ça aiderait ?
Vas-y frappe-moi, je le mérite. Je ne suis qu’un Iscariote. Le Judas de tes pensées. Il déchire sa chemise, montre son poitrail et hurle bats-moi, bats-moi.
Arrête ton numéro de charlatan et dis-moi ce que tu sais sur l’aigle de Jéricho.
Encore cette histoire.
Parle!
Alors il s’effondre et de sa bouche sort une bave noire et jaune qui rebondit sur le sol en faisant de la vapeur acide.

Le guitariste se lève, prend le chat comme on attrape une serpillière les jours de neige à Megève (5) et qu’il faut effacer les traces de boue sur le carrelage, je dois partir, mais pour ton aigle regarde dans la chambre 13 sous la troisième lame du parquet. Il part non sans jurer parce qu’il se cogne partout en râlant comme un vieux syndicaliste chauve, un chat mélomane hein ? À quoi ça sert s’il est sourd, je te le demande.

Sous la lame j’ai découvert la statue d’un aigle et un livret d’opéra écrit dans une langue inconnue.







5) Ce qui valait pour la boisson vaut aussi pour l’hébergement. L’auteur serait heureux de citer des villes qui n’ont rien à faire dans le récit, mais qui lui offriraient le gîte et le couvert pour quelques jours.
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De la tourmaline. Ce minéral qui annonce les futurs gisements d’or. Et puis si tu la chauffes, chacune de ses extrémités accumule des charges électriques de pôles opposés. Qui la travaille ?
À peu près tout le monde. Un fumeur de pipe peut-être.
De pipe ?
Oui, on utilisait ce minéral pour nettoyer les pipes. Je peux juste te dire que ton aigle est malgache.
Malgache ! Fumeur de pipe ! Gisement d’or !

À Bordeaux, il n’y a qu’un fumeur de pipe malgache qui crée des bijoux en or.

Je quitte la boutique de César Macondo, spécialiste en pierres précieuses ou non. Pour rendre visite à Jean-Jacques Ratalomanavoista. Je l’ai connu quand il faisait des études de droit, croisé à Manille puis à Mende.

Il avait les cheveux longs, la barbe oblique, le regard chaviré. Vivant dans un monde aux frontières indécises. Après avoir été rasta, il est devenu antimondialiste, puis gardien d’un caravansérail, boursicoteur à la City, vétérinaire à Palaiseau, psychiatre à Barcelone. Enfin fabricant de bijoux en Aquitaine.
La vitrine de son échoppe est emplie de bracelets, colliers et torques. Et lui couché sur un matelas tirant un vague drap sur son corps. Que fais-tu ? Ne dis rien à personne, c’est une couverture.

Soudain, le rideau de percale qui séparait le commerce ouvert au public de l’espace privé s’est fendu d’un sourire à faire jaser les harpies de la haute bourgeoisie.

Mon géant, les bras ouverts, le faciès démesurément hilare, le torse chaloupé de contentement se précipite vers moi en braillant comme un âne : Câlin ! Câlin ! Je n’échapperai pas à son étreinte, ni à son haleine, ni à ses débordements affectueux.

Mais au moment où il va me broyer définitivement la colonne vertébrale, un harpon vient lui fendre le dos. Il se dresse, gesticule, titube, tourbillonne, toupillonne, et comme un rappeur qui veut creuser le sol avec ses vertèbres cervicales s’effondre en murmurant : j’aurais eu le dernier câlin dont j’ai rêvé toute ma vie.

Mais une nouvelle flèche traverse la pièce. Je vois une femme viking, maquillée comme une actrice de Flash Gordon, vêtue en Tomb Raider musculeuse, portant une arbalète immense et dansant une parodie de mort. Elle s’approche de moi, bande son arc et pointe son œuvre meurtrière sur mon visage.
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Avant de s’écrouler, chiffe molle, qui me rappelle un autre épisode.
Mon géant a eu la force de se relever, de lui briser la nuque.

Il se couche comme un vieux cheval fidèle dans la pampa inondée de souvenirs alors que le soleil brode ses étincelles rougeoyantes sur les cicatrices de la solitude, laisse filtrer dans son regard l’immensité de l’abandon, mais aussi la beauté incommensurable des paysages virils. Un dernier mot pour un dernier souffle. Viande...


J’ose à peine poser un regard subreptice sur le corps majestueux de l’amazone sans équidé. Sur son bras le pointillé des horizons qui indique le tatouage sans surprise. L’aigle de Jéricho.
XXIX

Il ne me reste que Maurice de Groendijk. Lui seul peut faire le lien entre l’aigle et les diamants bleus. Mais la péniche n’est plus amarrée à l’endroit où je l’avais découverte.

Notre spécialiste ès pierres précieuses et vins fins a préféré jouer la fille de l’air. Par peur ? Par précaution ou peut-être par complicité. Ou bien il a simplement senti le vent gagner le territoire de ses impulsions. Pour se laisser glisser sur l’eau des révélations. Une île, une région, une femme ?

Depuis le temps que je suis censé me rendre à Amsterdam.

Mais que vais-je y chercher ? Je connais un peintre Namurois qui a vécu dans la ville hollandaise et qui sait tout d’elle, de ses secrets et recoins, des ombres diluées dans ses eaux magiciennes. Il me dira où m’égarer et où me retrouver.

Il est désormais chargé d’organiser des tableaux vivants pour les touristes amateurs de sensations érotiques. Et quand il m’accueille, c’est avec ce rire dévastateur des charmeurs de pulsions, avec cette gouaille libertaire des passionnés du rire.
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Ah mon fils quel plaisir de te revoir, après tant de temps, avec nos souvenirs d’escapades et de conquêtes ! Combien il a fallu de générosité aux femmes que nous avons cru capturer pour supporter nos prétentions et notre bêtise.  Mais l’un dans l’autre, nous avons su être les récipiendaires de leur tendresse. Viens que je te montre notre travail.

Il ouvre la porte qui mène aux salles de spectacles. Derrière une vitre je peux admirer une femme aux yeux bandés, majestueusement nue, sauf ses gants, son chapeau, ses bas et ses chaussures. Elle expose ses formes épanouies. Mais surtout, elle tient un cochon en laisse.

Le plus dur me dit-il ça a été de trouver des angelots. Je ne pouvais pas employer des enfants n’est-ce pas ? Alors j’ai dû prendre des adultes.

Il me dévoile d’autres scènes, la chanson de Chérubin, la tentation de Saint Antoine et la sieste. Nous avons beaucoup de succès. Même si les musées officiels sont un peu réticents.

Il fait glisser ses doigts sur les parois de verre. Le cochon se raidit, le modèle qui se repose semble tendre ses offrandes, et même la muse en croix paraît plus voluptueuse. Mais je suppose que tu n’es pas venu pour admirer nos productions. Je lui montre la carte postale. Il conclut rapidement, presque trop rapidement.
Il y a les canaux d’un côté, une vache de l’autre, qui demande à ne pas être mise en pâture. Comprends-tu ?
Non.
Le canal, c’est l’eau, la vache le lait, la prairie l’herbe, mais aussi la viande. Tu me suis.
Et bien…
Je poursuis. L’eau c’est le sang des herbages, le lait le fromage qui s’affine, l’herbe le parfum des épices et la viande le cri des sacrifices. Toujours rien ?
Et bien…
Cela correspond précisément à un lieu de débauche. Tu trouveras à Amsterdam une maison qui en apparence ressemble aux autres maisons, mais qui abrite des pratiques inavouées. Fais attention c’est dangereux, très dangereux. Pour pouvoir entrer, tu dois connaître le mot de passe.
Le mot de passe ?
Oui : « Feta ».
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XXX

À Amsterdam, les fenêtres des immeubles observent la surface des canaux pour savoir qui des unes ou de l’autre sera le miroir jaillissant des fractures. Dialogue perpendiculaire légèrement défaillant, entre une eau faussement immobile et une paroi jamais tout à fait verticale. C’est dans cette erreur angulaire que se faufilent les dissonances d’un monde où se heurtent le chant des marins et les raffinements de la richesse.

Pas étonnant que La Ronde de nuit soit régulièrement agressée. Pas étonnant non plus que Vincent l’estropié ait eu droit à son musée. Et sous la tiédeur des salons des tentures et des draperies, le plongeon dans la perspective déviée, le chemin d’une cour à l’autre. Voir, ne pas voir. Être, ne pas être vu.

La maison que je cherche est proche du musée royal. Silencieuse, magistrale. Discrète. Une plaque sur la façade : Vassily Karamanlis, ophtalmologue grec, diplômé des universités d’Ankara et de Delhi.

Sonner. Attendre. Un huis qui s’éclipse. Une voix. Have you got un rendez-vous with the professor?
Oh yes of course.
L’huis se referme et la porte s’ouvre. Sur une jeune femme au nez aquilin, perchée sur des bottines argentées, à peine dessinée dans une robe qui curieusement montre une partie de son ventre et de ses seins, mais qui masque totalement son cou et ses bras. Elle porte un loup de soie frappé de minuscules pierreries. Et quand elle se retourne pour me montrer le chemin je peux constater que ses fesses sont à peine plus protégées que ses genoux.

Don’t worry, susurre-t-elle. Je suppose que vous êtes Français.
Vous avez reconnu mon accent.
Non, celui de vos œillades.

Mais je n’aurai pas le temps d’apprécier son humour, car la porte qu’elle avait ouverte devant moi et le geste affable qui m’incitait à passer le premier se referment en piège sur ma crédulité sensuelle et mes affolements libidineux. J’entends claquer le battant et sa voix minauder du bout de ses lèvres charnues et framboise, fuck you

Déçu par ce laisser-aller linguistique, mais navré par mes propres penchants, je décide de m’aventurer dans un couloir aussi sombre que le dessous des ongles d’un mécanicien quand il s’est décidé à extraire une chaîne de distribution.

J’entends des hurlements, des déchaînements sonores, des tonnerres de jouissance et de débridements labiaux.
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Des hublots me permettent de profiter de la magnificence de salons brodés d’or et d’hermine, de la vitalité de vieux messieurs un peu obèses poursuivant des sylphides peu farouches. Bon sang je les connais ces vieux pervers : Spirit of de Grisogono, Briolette of India, Mouawad Pink, Idols’Eye et Black Star of Africa !
La mort de Thomas l’Incomparable ne les a pas bouleversés.

Mais le couloir est bouché. Je suis face à un mur décoré de dessins psychédéliques. Quel artiste fou a pu réaliser une œuvre aussi morbide. Je ne le saurai jamais. Le sol se dérobe sous mes pas. Je tombe, je tombe. Pour échouer dans un caveau à peine plus grand qu’un local pour poubelles dans une barre HLM des années 60. Un rat m’observe de ses yeux chafouins. Il ricane. Car il connaît la suite, lui.

Deux combattants aïkido surgissent sans prévenir. Le visage invisible.
Je ne finirai pas cette histoire.
Je ferme les yeux, pour entendre un craquement désormais familier de vertèbres cervicales. Entre les cils je pose un regard dubitatif. Et j’entends. Câlin, câlin.
XXXI

Les morts parfois ressuscitent. Les vivants peuvent disparaître. Mon géant n’était que blessé. Mais pour me protéger, il a préféré se dissoudre dans l’absence. Nous sommes quittes me dit-il même si je ne vois pas quel service j’ai pu lui rendre.

Les diamantaires anversois ont été arrêtés non pas pour les jeux charnels et leurs ébats corporels, mais pour « appartenance à une ligue mafieuse », dirigée par le Grec. Trafic de pierres précieuses, enlèvement de jeunes filles, importation de tortues vertes, et bien d’autres méfaits encore.

Tailleurs titillés par les tatoueurs de traîtrise a dit le commissaire.
Bien fait pour ces vieux escrocs a dit le chien.

Mais je n’ai toujours pas le mot de la fin.
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XXXII

L’œil nomade des amoureux glisse sur la mousse des vagues, plonge sur le toboggan des incertitudes, s’immerge dans l’obscurité des pâmoisons. Le chien affre. Enfin, c’est le terme qu’il a inventé pour nommer son mal passionnel. La Husky lui a tapé dans les pupilles, et la flèche qu’elle lui a décochée est digne d’un Apollon canin.

Il en pleurerait s’il n’avait pas été élevé à la dure. Je me souviens des Dobermans et de ses colères épiques. Il lui faudrait un os à ronger.

Alors je me souviens aussi de la nuit passée avec Maurice de Groendijk, de ce fatras de sujets abordés dans un désordre aussi farfelu que les fruits sur le chapeau de cette vieille fille croisée à Biarritz il y a vingt ans. Le vin, la poésie, les femmes, les religions du livre, le birkini, Aung San Suu Kyi, mais aussi et surtout les chiens. Maurice venait de perdre le sien.

Il avait une passion pour les Akita Inu, ces chiens japonais au parcours chaotique, souvent menacés, croisés avec des bergers allemands ou des mastiffs. Il avait évoqué un élevage près de Bruxelles, connu pour ses spécimens exceptionnels. Il est comme moi indépendant, mais fidèle, courageux, mais loyal. Loyal envers qui ?
Avec le corniaud nous nous sommes rendus à Wemmel. Maurice était bien passé. Il avait acheté un jeune mâle. Et donné une adresse. Poste restante. Mortagne-du-Nord. Écrivons-lui dit le chien. C’est une bonne idée.
Une carte postale ?
Bien sûr.
Une péniche ?
Pourquoi pas.
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XXXIII

C’est lui ! J’ignore comment le chien a fait pour reconnaître Maurice, d’autant plus qu’il ne l’a jamais vu. Il s’agit d’un homme engoncé sous une cape jaune citron, coiffé d’un casque multicolore orné de deux ailes à la Toutatis.
C’est un mensonge.
Quoi ?
Les ailes. Les Gaulois n’ont jamais porté ce genre de casque.
Comment le sais-tu ?
Quand je t’attends, je lis les brochures du Centre national Pédagogique.

Mais l’Alien est posé sur un vieux scooter vert pomme. Ses lunettes de pilote de la Première Guerre mondiale cachent ses yeux.
Dis le chien, comment as-tu fait pour identifier ce farfelu ?
Mon flair.
Ton flair ?
Un sens nasal et cérébral qui permet de détecter votre odeur pour le moins insistante. Tu as déjà rencontré l’odeur de Maurice.
Non, mais je me suis renseigné sur les qualités de celle des Akita.
Et il est où cet Akita ?
Là.
Il désigne la carriole traînée par le débris motorisé, qui claque comme le dentier d’un fantôme pris dans une descente de police alors qu’il vient d’allumer son dernier joint. La remorque rouillée est recouverte d’une bâche. Ce n’est pas une gouille ?
Non non c’est bien une bâche.

Un museau s’en pointe. Celui d’un très jeune animal, curieux d’observer les reflets du soleil sur les eaux entrecroisées, mais qui scanne de la même manière les jambes d’une passante accompagnée d’une Affenpinscher.
Et bien il est précoce.
Oui, mais il devrait se méfier. Elle est joueuse. Surtout avec nos sentiments. S’il tombe amoureux, il est mal parti.
J’ai envie de lui rappeler ses émois récents, mais en bon ami je préfère me taire.

Le convoi infernal stoppe devant La Poste dans un déchirement d’acier et de caoutchouc. Le chien et l’homme entrent dans La Poste. Puis en ressortent avec plusieurs lettres. Suivons-les.

Pétarade musclée qui fait jaillir une fumée noire, virement de bord digne d’un navigateur habitué à fréquenter les courses internationales, et démarrage intempestif sur les chapeaux de roue.
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La berge, le chemin de halage, l’usine désaffectée qui fait planer ses échecs sur les bosquets attenants. Et le bateau de Maurice.

La lumière s’allume. Une musique s’élève. Le Nisi Dominus de Vivaldi. Nous nous précipitons. Mais dans le salon personne. Nous avons confondu vitesse et précipitation.

Personne, sauf le museau antipathique et froid du canon du revolver que pointe sur nous Maurice.
Maurice, que fais-tu ? Nous sommes des amis.
Des amis ! Et bien j’aurais la chance d’avoir connu des amis que je pleurerai dans quelques secondes.
Avant de mourir, j’aimerais savoir si tu es le dirigeant de l’aigle tatoué.

Il s’esclaffe, se tord comme un nougat trop longtemps exposé à la chaleur, s’étouffe, raque et roque. Puis devient livide et calme. Non, je ne suis pas le chef de ces cinglés. J’ai simplement été obligé de leur obéir.
Ta fille enlevée, ta femme menacée, tes cousins prisonniers en Union soviétique ? Non, une preuve de mon passé scout.
On ne tue pas quelqu’un parce qu’on a été scout.
On le devrait. Mais il ne s’agit pas de cela. Quand j’étais responsable d’une troupe, j’ai commis quelques actes illégaux qui aujourd’hui en Belgique sont impossibles à assumer. Vous n’en saurez pas plus. Je commence par qui, l’affreux cabot qui t’accompagne ou
le joyeux débile qui se prend pour un détective ? Le chien s’avance : moi d’abord ! Je suis surpris par son sens du sacrifice. Mais je suis son regard. Le miroir du fond de la pièce nous renvoie l’image d’un crocodile.
Ploc… ploc…
Maurice s’effondre.

Ah diablotin déployé dénoue le drame.
Oui, mais pourquoi en crocodile ? J’y ai pris goût.

Vous parlez japonais ?
Non.
Il va falloir vous y mettre, vous avez fait un orphelin.
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XXXIV

Chaque confluent est une dispersion invisible, l’immixtion d’un geste dans le mouvement d’un tracé. Jusqu’où décompter la présence de chaque cours d’eau ? En naît-il un troisième ?

Au lieu de répondre à cette question, nous avons lu le courrier de Maurice. Quelques factures, une revue sur les émeraudes, le catalogue d’un marchand de vin, notre carte postale, puis une autre. Un masque d’aigle marin, norvégien ou indonésien, qui sait ? Aucune indication, aucun texte. Je retourne la carte dans tous les sens, le chien la renifle sous tous les effluves. Rien.

Le bec de l’oiseau est jaune, décoré de motifs noirs, son œil est gris, et le reste de la tête est un labyrinthe de tonalités et de formes. Alors le chien se souvient d’une photo aérienne qu’il a vue dans la banque de données de la région. Des champs de blé pointés sur la rivière, des bosquets parsemés, une ferme sombre et des parterres de fleurs et d’arbres multicolores.

Nous cherchons sur Internet. Et nous trouvons. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Il s’agit d’une propriété située sur le territoire de Condé-sur-L’Escaut. Maurice de Groendijk avait reçu une invitation à s’y rendre.
Pour quelles raisons ? Mais notre flair notre flair ? Enfin ton flair et mon intuition, ah je préfère, il faut rendre à César ce qui lui échoit.

Nous avons sans doute trouvé le repère de l’aigle tatoué. Mais sur qui compter pour l’investir ? Le commissaire refuse de participer à nos expéditions illégales.

Alors, il ne subsiste que les doigts de la main : le chien, Miss, Malibestadone, Léna et moi. Et la Husky trépigne le corniaud ? Bon nous sommes six. Tu penses à ce que je pense ? Absolument. Si six il y en a un de trop.
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La ferme est entourée de fossés, cernés par une immense prairie, encerclée par un mur de pierre orné de tessons de bouteilles cassées. Mais il faut y ajouter les caméras, les clôtures électriques, les aboiements de chien, et le panneau menaçant qui indique que toute personne ne respectant pas cette propriété privée entre dans un espace piégé. Qu’y a-t-il donc de si important à protéger pour justifier un tel déploiement de forces et de menaces ?

Qui parle trop ne dit rien, suggère le chien repris par ses aspirations philosophiques. Nous sommes équipés de talkies-walkies, retrouvés par Miss dans son sac à main. Et nous avons étudié la configuration des lieux.

Il y a six points stratégiques à examiner. La grange, les deux entrées principales, l’escalier qui conduit au sous-sol, la porte du garage et un bâtiment isolé. Tout à l’air inanimé, trop inanimé. Le chien murmure, l’aigle ne fait pas que glatir, il trompette aussi.

Nous avons enfin compris pourquoi Jéricho. J’ai le moral en dessous du niveau de la mer ajoute mon partenaire.
Tu trouves cela drôle ?
Ben oui.
Du coup, j’ai le moral qui remonte. Je surnagerais presque. À minuit, toutes les lumières s’éteignent. Miss a contacté une amie qui travaille à l‘ERDF.

Tu as dû la rencontrer elle fréquentait les Vaglou.
Tu sais je suis discret, je ne dévisage pas les gens. Elle pouffe. Surtout dans l’obscurité. Plus de courant, plus d’alarme, de clôtures ni de caméras. Mais le plus étrange est que la grille d’entrée est entrouverte. Les chiens se sont tus. Et pour cause, il s’agissait d’un enregistrement.

Chacun d’entre nous s’est approché de son objectif. Pas de pièges non plus. J’ai hérité de la grange. Encore une porte ouverte. Mais la pièce est vide. Nous constaterons qu’elles le sont toutes. Pas de quartier général de l’aigle.

Le chien flaire pourtant une piste. Il gratte le sol, met à jour une trappe. Qui s’ouvre sur un escalier. Qui débouche sur une cave. Et là, stupéfaction et horreur. D’un côté des vitrines emplies de colliers de diamants et de rubis. De l’autre des têtes de femmes sur des présentoirs. Nous avons bien découvert le pot aux roses. Car curieusement il y a de la lumière. Un groupe électrogène sans doute.

Il faut prévenir la police.
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Mais qui sont ces femmes ? Il y en a une douzaine. Les visages sont magnifiques, maquillés, ornés de torques et de boucles d’oreille.

Dans cette ambiance d'outre-tombe, une voix résonne.

Ce sont des faux, imbéciles ! Des statues plus vraies que nature. Mais que vous n’aurez pas le temps d’apprécier à leur juste valeur. Bientôt ce seront vos têtes qui trôneront sur les étagères.

La voix est hystérique, mais bien connue. Elle appartient à Malibestadone, qui pointe une arme sur nous. Que les policiers appellent létale. C’est-à-dire mortelle. J’admire la beauté de cette meurtrière et je comprends ce qui m’avait troublé chez elle. Sous sa robe blanche, ses talons rouges et ses ongles fluo, je retrouve les traits de la femme de Venise.
Vous êtes sa sœur.
Sa sœur ?
Oui Venise, quand j’étais le prisonnier de votre sœur.
Son regard devient encore plus menaçant, capable de figer une escouade de canards sauvages en vol. Vous êtes responsable de sa mort.
Moi ?
Oui vous.
Mieux vaut ne pas discuter avec une démone en phase de perturbation finale. Seule vous n’arriverez pas à nous maîtriser tous.
Je ne suis pas seule. Elle siffle un vieil air des ballets russes. Et la Husky s’interpose entre elle et nous. Ah, traîtrise, traîtrise quand tu nous tiens.

Le chien a cet air abattu que je lui connais quand il doit cuver une déception amoureuse. C’est assez fréquent.

Mais soudain la lumière s’éteint. Nous pouvons jouir du spectacle offert par les ongles qui trépignent dans le noir. Ils sont du plus bel effet rose dans l’obscurité. Ce n’est pas très malin d’avoir mis du vernis fluo. Je me jette sur elle. Mais je n’agrippe que du vide. Et claquent deux coups de feu. Venant de deux armes différentes.

J’entends deux cris. Puis un aboiement, d’autres bruits de pas, un autre aboiement, celui du chien qui n’a pas perdu sa langue natale. Des coups. Et la lumière se rallume. Alors je comprends.
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Je comprends que les ongles phosphorescents n’étaient qu’une illusion. Un trompe-l'œil. Il s’agit d’un jeu de lumières chimiques. Qui s’éteignent progressivement. Malibestadone en a profité pour s’enfuir. Léna est couchée sur le côté, blessée. Miss, elle aussi a été touchée.

Le chien discute avec la Husky. Tu pactises avec l’ennemie ? Pas du tout, elle a choisi notre camp. Elle a même tenté de mordre sa maîtresse. Oui, mais mes dents n’ont saisi que l’ombre de son parfum.

Une question taraude mon esprit : qui a éteint la lumière ? Moi répond le géant qui doit être doué pour la télépathie.
XXXVII

Les chemins qui se croisent sont comme les lignes de la main. Imprévisibles, mais tenaces, entrelacées de signes amicaux et de passions fulgurantes.

Présentes on les oublie, absentes elles se rappellent dans le jaillissement des événements et l’impact des surprises. Certaines sont les sillons familiers qui décorent la paume. D’autres comme inconnues se révèlent à certaines heures de la vie.

Celle que le géant a tracée dans la mienne était inattendue. Cadeau involontaire d’une belle inconnue aux dessins assassins. Ours affectueux qui surgit comme de sa cage pour mieux libérer ses exubérances et engouffrer dans les interstices de l’amitié des actes de fidélité.

Léna n’est pas gravement touchée. Quant à la blessure de Miss, elle est superficielle. Petit effleurement entre son cou gracile et son épaule tactile.

J’en profite pour vérifier que le reste de son corps n’a pas été endommagé. Tout va bien. Ses courbes ont gardé leur plénitude et sa sveltesse n’a rien perdu de ses harmonies aux formes épanouies.
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Tu rêves ou tu agis ? Le chien s’impatiente. Pourtant lui non plus n’a pas perdu son temps.

Nous raflons les joyaux. Quittons la masure. Pour mieux chercher à comprendre ce que sont devenues notre intrigante et sa sisterité vengeresse.
XXXVIII

Nous avons hébergé nos amis chez nous. La mer trottine des airs flamencos. C’est nouveau. Et surprenant en mer du Nord. Il ne faut jamais oublier que les mers communiquent entre elles, rappelle le chien. Cette vague-là a l’âme méditerranéenne, elle évoque le golfe du Lion. Elle a dû voyager.

Où est Malibestadone ? Faut-il la retrouver ?

Les cieux ont des colorations purpurines. Et dans le sommeil des invités, j’entends vibrer le staccato de mes propres insomnies. Je sors, marche sur la plage, interroge la lune, observe les flammes des raffineries.

C’est beau murmure une voix douce. Je n’aurais jamais cru qu’une telle exclamation poétique puisse surgir dans l’opacité ténébreuse de cette immensité féerique.

Ressaisis-toi s’exclame le corniaud.

J’ai une suggestion à faire, prononce le géant.

Je crois avoir une idée, assure Léna.
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Quant à la Husky, elle se contente d’ouvrir grand ses yeux océaniques et de soupirer ses charmes canins qui troublent le chien.

Et soudain me vient une idée. Je rentre dans la maison, saisis une feuille de papier, un feutre et trace un trait qui va du platier à Venise, de Venise à Bordeaux, de Bordeaux à Anvers, d’Anvers à Bordeaux et de Bordeaux à Amsterdam, pour finir par Condé-sur- L’Escaut. Et je dis, c’est là. Je connais cet endroit. Tous étonnés font circuler la feuille entre eux et acquiescent devant l’évidence. Car le trait a dessiné un héron.

C’est au parc du Héron qu’il faut nous rendre.
À minuit, ajoute Léna, orfèvre en la matière.
XXXIX

Les cris des supporters de l’équipe locale de football inondent le parc enfoui sous la nuit. Des milliers de voitures sont garées dans les rues, les parkings, les arrêts de bus, sur les trottoirs, les pelouses, les entrées d’immeubles.

Une clameur vertiginale cisaille les ombres de la ville, dans une explosion luminescente de torches endiablées.

Un but est une ferveur, un hymne, une jouissance collective que l’enjeu d’un Derby ne fait que renforcer. Âmes sœurs, âmes guerrières qui font de la séparation des joies un enjeu de gémellité féroce. L’un gagnera, l’autre perdra. Mais ils resteront enlacés dans le même destin.

J’aime ces élans irrationnels de trop de rationalité, exulte le chien. Reprends-toi, la révolution à crampons est bientôt finie.

Il fallut contourner les couples entremêlés de baisers hallucinants, de caresses acidulées et de chevauchements incandescents, délaisser les propos baveux de deux meneurs de molosses en quête d’exaction punitive, abandonner à leur sort des êtres errants, et renoncer à débusquer l’exhibitionniste égaré.
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Dans ce surpeuplement des haleines et des tréfonds, une seule cause devait nous mobiliser : Malibestadone.

Nous la trouvâmes.
Comme frappée d’un trouble obsessionnel compulsif, elle pointait son arme sur un homme visiblement apeuré. Que nous reconnûmes. Mais ce n’était pas possible. Pas lui, pas ici.
 
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Et pourtant si.
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Le père Noël ! Cette barbe, cet accoutrement instillé de paillettes d’humour, ce ventre proéminent. C’état bien lui. L’homme aux rennes, l’homme aux elfes qui avaient frappé de leur sourire espiègle l’imagination des enfants impubères, mais avides de spectacles généreusement charnels que nous étions.

Avoir les yeux dans la poche, mais pas dans celle du kangourou. Nous nous sommes approchés. Et le père Noël révéla ses traits : Spirit of de Grisogono. À Anvers je n’avais pas fait le rapprochement. Comment s’était-il évadé ?

Malibestadone hurlait doucement, je veux connaître le secret des faux diamants. Tu vas me le donner ou je te tue. Mais elle fut bientôt entourée de lutins déguisés.
C’est fini. Tu as perdu la partie.

Ces lutins je les attendais, enfin presque. L’équipe était au complet. Spirit of de Grisogono, Briolette of India, Mouawad Pink, Idols’Eye et Black Star of Africa. Tous impliqués. Il n’y a plus de vrais diamants, rien que des faux. Comme le beurre, le poulet et le chocolat. Le monde ne glisse plus sur la pente de la falsification il est lui-même tronqué, dénaturé, au fond du gouffre. Il est trop tard.
Les diamants que nous avons inventés sont faux, mais comme la plupart des tableaux dans les musées. Le siècle veut du faux, il en aura. Mais toi, tu vas être gommée de ton propre avenir. Tu as cru pouvoir nous faire chanter, mais nous savons que tu as échoué. Tu es en fuite. Sans ami, sans personne pour t’aider.
Ils tirèrent.
Malibestadone s’effondra.

Idols’Eye s’adressa à Black Star of Africa. Certains ont cru qu’il fallait dessiner un aigle. Mais l’aigle de Jéricho est mort avec l’Incomparable. Ils auraient mieux fait de penser au Héron.

Ils fouillèrent les vêtements de Malibestadone et en sortirent un parchemin. Voilà le texte qui nous manquait pour reprendre nos activités.

Alors quelqu’un fit feu.
Les diamantaires s’écroulèrent. L’un après l’autre, au ralenti. Léna s’avança, nous mit en garde. Le premier qui essaie de m’empêcher de récupérer le parchemin est condamné. Léna ! Elle s’était bien jouée de nous. Fausse amie, fausse blessure. Fausse fée. C’était donc elle qui dirigeait en sous-main l’aigle de Jéricho.
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Elle n’eut pas le temps de savourer sa victoire. Une husky déchaînée qui certes avait changé de camp, mais n’en avait pas moins éprouvé de la tristesse à voir son ancienne maîtresse mourir sous ses yeux innocents, s’était élancée vengeresse et prédatrice. Un crac suivi d’un coup de feu. Léna et la chienne effondrées.

Le stade dut croire au claquement du ballon sur le poteau, car il se leva comme un seul homme et lâcha ce ho qui peuple aujourd’hui les rues de la ville neuve et entre dans les oreilles du marcheur solitaire qui croit pouvoir faire de l’archéologie sur un site macadamisé.
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Le clan du Héron avait détruit celui de l’aigle de Jéricho.
Léna avait fait disparaître les diamantaires.
Une chienne avait mis fin à cette guerre des gangs.

Un géant souriant nous avait laissé son adresse en Turquie.

Miss avait délassé mes inquiétudes.

Le corniaud écoutait des contes à mener le traîneau debout.

Personne n’a jamais retrouvé le parchemin qui permettait de fabriquer de faux diamants plus vrais que les vrais. Qui donc l’avait subtilisé lors de la fusillade ?

Je ne suis jamais retourné à Venise.

Parfois je pense aux danses évanescentes qui distillaient dans notre regard le canyon des infinis.

FIN


P.-S. Que fais-tu ? dit le chien. Je lèche mes plaies pour mieux murmurer ma tristesse, lui répondit la Husky.
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